samedi 14 juin 2025

Écrans et vélos (électriques) / Égarement

Je me fais le plus en plus l’effet de vivre au milieu de zombies (moi qui ai pourtant tendance à être passablement distrait, à ne pas reconnaître des gens dans la rue, ce qui m’a parfois été reproché).
Zombies ?

NB - Mont-de-Jeux, mai 2025, devant l’ancienne maison d’André Dhôtel

 Des gens aux yeux fixés sur leur écran de « téléphone », ou (au téléphone réellement alors – ou pas), sans cesse en conversation. Zombies, oui, en ce sens qu’ils sont sans cesse en un autre monde, qui ne saurait être partagé avec celui des autres autour d’eux. Un ailleurs purement personnel ; la chose est bien trouvée. C’est sans doute ce qu’Arnauld Le Brusq veut dire quand il parle de « l’axiome ultime du capitalisme intégral » (blog Terre-gaste, le 1er mai dernier) :

« Depuis lors, le tour de force des opérateurs de téléphonie mobile aura été d’imposer à chaque Terrien ou presque la greffe d’un appareil soi-disant intelligent et d’ainsi transformer l’espace public en une gigantesque cabine privée à ciel ouvert. (…) Désormais, ils vont – les Terriens – le regard baissé vers l’écran, dans l’attitude de la soumission, titubant dans la rue, accros fascinés par les contenus en ligne. Réfléchissant au business model de la drogue, l’écrivain William Burroughs a sans doute formulé l’axiome ultime du capitalisme intégral, auquel ressortit la solvabilité de l’attention numérique : The junk merchent does not sell his product to a consumer, he sells the consumer to his product.” »

Jusque dans les piscines où des parents accompagnent leurs enfants, les premiers n’arrivent pas à se détacher de la visqueuse « communication » numérique. Andreas Granath racontait, en août 2024 dans le Göteborgs Posten, ce qu’il en était à Hambourg :

« Föräldrar som stirrar på sina mobiltelefoner i stället för att hålla koll på sina barn har blivit ett växande problem i tyska badhus.
I Hamburg sätter man nu hårt mot hårt – och kastar ut föräldrar som inte kan slita sig från sina telefoner. »

« Dans les piscines allemandes, le problème des parents qui surveillent plus leurs écrans de téléphone que leurs enfants est de plus en plus important.
À Hambourg on emploie désormais les grands moyens – on exclue les parents qui n’arrivent pas à se détacher de leurs téléphones. »

NB - Mont-de-Jeux, mai 2025, devant l’ancienne maison d’André Dhôtel 

Mais encore : ces vélos qui roulent de plus en plus sur les trottoirs. Quand on est piéton, difficile du coup de ne pas assimiler ces véhicules – de plus en plus motorisés ; dans certains cas, on conjecture que les gens (dûment casqués, tout juste s’ils n’ont pas une lance ou un fusil) qui sont perchés dessus ne se risqueraient pas à pédaler de la sorte si ce n’était le cas – à des panzers, tels les 4x4 ou « pick-up » qu’on croise sur les routes. Des panzers light.

« Partagez la route!! » pensent-ils (sur des trottoirs…) en voyant les piétons à qui ils en refusent, précisément, le partage.
Moi qui suis distrait… Une que j’ai obligée à dévier de sa trajectoire m’a lancé, rageuse : « Il faut regarder à gauche et à droite ! »
Plaît-il ?
Des policiers, s’il y en a à proximité, n’interviendront pas. (Et tant mieux du reste.)
Plus le droit de rêvasser, de regarder une vitrine, un arbre, de discuter avec quelqu’un… DROITE ! GAUCHE !

Ces gens sont des anti-promeneurs (lors qu’ils se parent d’attributs écologistes et de « cool attitude »).

NB - Mont-de-Jeux, mai 2025, devant l’ancienne maison d’André Dhôtel

On pense avec nostalgie au regretté Benoît Duteurtre (dans En marche !, 2018, Folio, p. 110-111). Ça se passe en Rugénie ; une certaine Mélanie semble plus humaine que d’autres dans ce pays d’exemplaires adaptés – évidemment, c’est une emmerdeuse… :

« Mais une fois de plus, cet après-midi, elle comptait se distraire en s’attaquant à ses ennemis favoris.
Elle ne tarda pas, d’ailleurs, à repérer un spécimen, juché sur la selle de son vélo dans un équilibre approximatif. Penché sur un téléphone, il bavardait tout en agrippant son guidon pour déambuler tant bien que mal, au risque de renverser un passant. À cinquante mètres de distance, Mélanie effectua un rapide calcul avant d’amorcer le mouvement qui lui permettrait d’obstruer l’unique voie dégagée pour cet être malfaisant. (…) »

Il faut préciser que cette Mélanie est en fauteuil roulant…

Et cependant des « voies vertes » cyclables, aux confins du Dhôtelland, ne seraient pas pour me déplaire. Je ne suis pas un anti-vélo ; mais avec antivol du droit à la distraction, au rêve.

N'en déplaise à certains – Martinien sera d’accord avec moi je crois –, loin des uniformisations individualisées et des priorités conquérantes, les distraits sont des scientifiques

subtils

de l'égarement.

NB - Mont-de-Jeux, mai 2025, devant l’ancienne maison d’André Dhôtel

Mais quant à la vie écranisée (ce n’est certes pas l’endroit où dire cela) : on a l’impression que les gens font de plus en plus semblant de vivre.

Mais le texte du trottoir (peint par Roland Frankart) ? Il est tiré de La chronique fabuleuse (d’André Dhôtel évidemment), « Le champ », page 29 de l’édition du Mercure de France (préfacée par Jean-Claude Pirotte), qu’on se le dise… :

« Avant de nous promener sur les routes, Martinien, il faut nous envelopper d’éternel. On dit que c’est la chose la plus simple du monde.
Mais nous avons réservé notre enthousiasme pour le vent, l’amitié du jour, le bruit des volets qui s’ouvrent. À notre tour nous allons inventer la vie, prêts à déplorer nos erreurs et à pâtir, et cependant de retrouver toujours sur l’asphalte le reflet fidèle de l’immobilité des cieux. »


Nils Blanchard


Triche : étiquettes rajoutées du dernier article : Le Louvre, Rodolphe II.

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