dimanche 16 novembre 2025

De l’éternel problème du gagne-pain

Il m’est arrivé de dire au cours de ma carrière de professeur, en faisant mine de ricaner mais au fond avec le plus grand sérieux – mais être sérieux n’est pas toujours très poli – que j’attendais les vacances pour pouvoir me mettre sérieusement au travail.

Asuka Kazama ©, Paris, rue de l’Échaudé et pluie.
Collection particulière.

Au travail : rédiger un article, procéder à des recherches sur tel ou tel sujet, préparer mes cours d’université à une certaine époque du reste pas si éloignée, écrire… simplement écrire ; mais relire ensuite, forcément, et corriger… Cela demande temps et disponibilité, les deux ensemble, union dont on manque singulièrement quand on est professeur – j’ai renoncé à expliquer ça à certaines gens.

Or donc écrire ? Se dévouer entièrement à l’écriture ? Profiter, par exemple, d’une rente, d’une fortune, d’un braquage, que sais-je…
Certains auteurs affectent d’en discuter l’intérêt. Ce thème du travail (alimentaire) et de l’écriture ressort avec insistance chez plusieurs écrivains. Paul Léautaud, pour commencer, remarque régulièrement dans son journal qu’il faut avoir un métier (en plus de la manie d’écrire). Dhôtel, moins insistant, le dit dans cet entretien filmé par Pierre-André Boutang : « L’écriture c’est un peu en dehors. Pour moi c’est pas un métier ; et pourtant il faut un métier ! »

A. Dhôtel dans le film de P.-A. Boutang - Capture d'écran 

 On retrouve ces réflexions chez trois auteurs que je lis en ce moment : Angelo Rinaldi parce que j’ai appris récemment sa mort en mai 2025 – c’est un vieil ami parisien qui m’en a fait part –, Jacques Brenner parce que je relis son Journal (je l’ai chez moi vu que ce vieil ami parisien, précisément, m’en a offert les cinq gros volumes), et Wera von Essen parce que j’avance tranquillement dans son En emigrants dagbok que je me suis procuré lors de mon dernier séjour en Suède.

Angelo Rinaldi, dans un entretien avec Pierre Boncenne, le 1er octobre 1980 dans L’Express, évoque en fait d’abord la question – serpent de mer de bien des gens de plume – de la vie et de l’écriture :

« P.B. " L'œuvre préférée à la vie "?
A.R. On ne peut pas écrire et vivre. Il faut choisir.

P.B. Vous avez choisi d'écrire.
A.R. Jusqu'à présent, je n'ai pu que constater que le fait d'écrire m'a coupé d'une certaine vie. On ne peut pas faire deux choses à la fois. Je vous rappelle que je suis un salarié. Travaillant d'une part et d'autre part écrivant, je dois par conséquent renoncer à beaucoup.

P.B. Et si vous pouviez financièrement vivre de votre plume selon l'expression consacrée?
A.R. Au fond, je crois que c'est très vulgaire de vivre de sa plume. Vous êtes entraîné à donner au public toujours la même chose qui a fait votre succès. Un éternel remake. Il est très dangereux de vivre de sa plume et je préfère encore les sacrifices du travail de journaliste-critique aux facilités de l'argent venant par les seuls livres. L'argent gagné avec des livres me paraît suspect. Et au moins sur ce plan-là, je me permets de vous signaler que je suis à l'abri de la vulgarité. »


Chez Jacques Brenner – homme d’édition, libraire un temps, homme de revues… – on a l’impression au cours de plus de cinquante ans de Journal d’un long combat pour vivre de littérature (ce qui n’est pas forcément ou uniquement écrire…), cette littérature-là repoussant comme un aimant, paradoxalement peut-être, la possibilité de se consacrer vraiment à une œuvre. (À moins, bien sûr, que cette œuvre ait été son Journal, mais qui pour le coup – il n’en est pas moins à mon avis passionnant – a manqué de ce que Jacques Brenner savait si bien être pour les autres : ce que les Suédois appellent redactör ; comment traduire cela : un éditeur actif, accompagnant, guidant le travail de l’auteur…)

Jacques Brenner et le chien Falco - Capture d'écran


Wera von Essen, plus près de nous, En emigrants dagbok (5 mai 2021, page 66) :

« Jag vet inte vad jag ska göra om jag inte får pengar från förlaget (…) Essäerna bär inte min ekonomi. Jag måste betala sjugo tusen i skatt. Och så tio tusen varje månad för boende, räkningar, skulder. Hur ska det här gå till ? Problemet är att arbetsron försvinner, jag kan inte koncentrera mig på texterna (…) Det här är inte vad jag ville. Jag ville inte tvinga skrivandet, göra det till bröd. Det var av den anledningen jag hellre tog hotelljobb än att korrumperas av en byline. (…) Jag vill inte att litteraturen ska handla om försöjning, att den ska anpassas och kommersialiseras och få fel utgångspunkt. »

« Je ne sais pas ce que je vais faire si je ne reçois rien de la maison d’édition (…) Les articles ne me permettent pas de vivre. J’ai 20 000 couronnes d’impôts à payer. [Environ 2000 euros.] Puis aussi 10 000 chaque mois pour le loyer, les factures, crédits. Comment tout ça va-t-il finir ? Le problème est que je ne trouve plus le calme nécessaire au travail, n’arrive pas à me concentrer sur les textes (…) Cela n’est pas ce que je voulais. Je ne voulais pas avoir à forcer l’écriture pour en faire un gagne-pain. C’est pour ça que j’ai préféré prendre un travail à l’hôtel plutôt que me corrompre dans des écrits commandés. (…) Je ne veux pas que la littérature soit liée à la subsistance, qu’elle doive s’adapter et se vendre et partir ainsi du mauvais pied. »

Wera von Essen, photo de l’éditeur Polaris

Retour à Rinaldi. En décembre 2018, il donne un entretien à Zone critique, mené par Guillaume Narguet. Il se termine sur ceci :

« Et tous les artistes – écrivains, compositeurs, peintres – ont matériellement une vie difficile. [C'est très discutable me semble-t-il.Mais, comme disait Cioran, s’il faut rater sa vie, mieux vaut la rater à Paris qu’ailleurs. »

Du côté de la rue de l’Échaudé encrée par Asuka Kazama ?


Nils Blanchard


Ajout. Asuka Kazama (cliquer sur ce nom pour accéder à son site...) n'est pas une Suédoise d’ailleurs, peut-être pourrait-on dire une Japonaise d’ailleurs, encore que ses appartenances se floutent étrangement, étrangement car le « flou » est parfois très précis dans ses œuvres où la pluie souvent intervient presque comme artiste à part entière.

Elle a vécu notamment à Strasbourg après une première phase d'études et de travail au Japon. Là, elle passe par l’Université (un Master 2 notamment – où j’ai enseigné un peu, dans un autre département bien sûr) et par la HEAR - Haute école des Arts du Rhin, où ont enseigné Roger Dale, avant lui Camille Claus, dont ce blog parle çà et là. Et elle a obtenu le prix Théophile Schuler, de la Société des Amis des Arts et des Musées de Strasbourg en 2012.
Elle travaille maintenant à Paris, où elle enchaîne des expositions qui montrent l'étendue de son talent... 

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