samedi 26 avril 2025

I. A., et d’André Dhôtel à Elmar Krusman

Un blog, La précarité du Sage de Guillaume Thouroude, de parler deux fois récemment d’André Dhôtel. Et, le 26 février dernier, de manière détaillée et pertinente, avec un joli titre, qui ne gâche rien : « André Dhôtel, écrivain du basculement invisible ».

Helene Schjerfbeck, Fille sur le sable - Capture d'écran 

Une fois n’est pas coutume (on va me voir faire des choses assez étranges, dans ce billet…), je me suis intéressé à des commentaires anonymes. L’un, d’un « Djeannerod », le 23 février (lors que l’auteur a affiché une photographie de ses livres de Dhôtel) :

« Je ne vois pas L’île aux oiseaux de fer ?
 (G. Thouroude.) Bien vu. Tu sauras que m’offrir la prochaine fois que tu voudras me faire un cadeau.
(...)
(« Djeannerod ».) Le premier livre contre Elon Musk. »

Bon, allez, je le confesse… Des jeunes gens « à la tête légère » ont utilisé « Chat GPT » pour tricher à un devoir (dans mon cours). Je l’ai vu à la correction bien sûr, et en ai pris note (sans modifier les notes, je ne le fais jamais, ayant eu par le passé maille à partir avec des parents indélicats, et étant trop peu enclin ces dernières années à susciter des discussions avec des cons – ceux-ci représentant une fraction très minoritaire des parents d’élèves, mais…)
Bref, j’ai eu la curiosité – c’est cela que je voulais confesser – d’aller voir ce qu’il en retournait de cette « application » d’« intelligence artificielle ».

Je demande d’abord qui je suis (qui ne voudrait le savoir?) On me répond :

« Nils Blanchard est un nom qui n’est pas très connu dans le domaine public, et je n’ai pas d’informations spécifiques sur une personne avec ce nom qui ressortent largement dans les sources disponibles jusqu’à maintenant. (…)
Si tu fais référence à une personne spécifique, pourrais-tu préciser davantage dans quel contexte tu l’as entendue ? [Il faudra faire quelques progrès en français…] Cela pourrait m’aider à trouver plus d’informations pertinentes pour toi. »

« Plus d’informations pertinentes... » Ils en ont de bonnes, vu qu’ils n’en ont fourni aucune. Je réponds :

« Pourquoi me tutoyez-vous ? 
 Je m’excuse si le tutoiement t’a dérangé [me répond Chat-GPT sans cesser dans un premier temps d’utiliser la deuxième personne du singulier] ! Je peux très bien vous vouvoyer si vous préférez. N’hésite pas à me faire savoir comment tu souhaites que je m’adresse à toi. :) »

« Emoticône », si, si, vous avez bien « lu ». Sans doute la première en 257 billets de ce blog…
Bon, je ne me laisse pas démonter ; je réplique :

« Ce n’était pas ma question.
 Ah, je comprends mieux maintenant ! Tu te demandais probablement pourquoi j’ai choisi de te tutoyer. Le tutoiement est une forme de communication plus décontractée et courante dans certaines interactions, mais je suis parfaitement capable de vous vouvoyer si vous préférez une approche plus formelle. C’est une question de style, mais je m’adapte toujours à ce qui vous convient le mieux. »

Et bing : passé au vouvoiement.
Pas si bête, il faut le reconnaître.
(Mais… les gens – heureusement qu’il ne s’agit pas de ça ici… – qui s’adaptent à tout sont bien inquiétants, non?)

Helene Schjerfbeck, Autoportrait à la robe noire - Capture d'écran


Bon, mais je ne lâche pas l’affaire ; j’interroge à nouveau l’« intelligence artificielle » :

« Avez-vous entendu parler d’Elmar Krusman ? »

La réponse me « bluffe » un peu. En une douzaine de lignes (et quelques fractions de secondes toujours…), une biographie à partir des informations de mon livre est bien troussée. M’étonne la mention de la date de décès, qu’il faut aller chercher à l’intérieur de l’ouvrage en question… ou sur ce blog (ça m’étonnerait…), ou sur quelque article au sujet de mon travail disponible en ligne – celui de Maurice Carrez par exemple ? De Thierry Maricourt ? Ou, traduit du suédois, de Göte Brunberg…
Bon, mais la réponse se termine ainsi :

« Pour en savoir plus sur son histoire, vous pouvez consulter le livre “Elmar Krusman : Un Suédois d’Estonie au camp de concentration du Struthof” écrit par Nils Blanchard»

C'est moi qui souligne, non mais !

Helene Schjerfbeck - Capture d'écran


Au fond, cet ustensile me fait penser à certains bons élèves ; comment dire… trop intelligents pour être vraiment intelligents…

Un André Dhôtel avait dû être un (très) bon élève… fasciné par les cancres.


Nils Blanchard


Ajout. Guère de lien avec l’intelligence artificielle : on peut voir à la télévision suédoise, via ce lien, des films en continu de forêt, où passent des élans en migration.
Attention, comme le note Gabrielle Roland Waldén (Gabrielles blogg, 25 avril), il est difficile de se détacher de ces images (et sons) de nature, même si on ne voit pas toujours des élans. (On en voit…) On peut tricher aussi : aller directement aux « points d’intérêt », en « zappant » le direct.

(N'y a-t-il pas là du reste une réflexion à faire sur les chaînes d’information continue, qui ne « zappent » rien – sinon tout le reste – et restent fixées sur des « informations » qui deviennent des idées fixes, voire des névroses collectives ?
Rien ici d’idées fixes, de névroses. La forêt, « débarrassée » des hommes en apparence.)

Obsèques du pape François à Rome ce 26 avril. Dans l’assemblée des chefs d’État, Donald Trump s’est retrouvé « entouré » des présidents finlandais et estonien, Alexander Stubb et Alar Karis.

Ajout d’étiquettes du dernier billet : Ent’revues, Anthony Dufraisse, Oxana Melnychuk, France info, Mémorial de la Shoah.

lundi 21 avril 2025

Quatre points ; 200 ans, 100 ans, ou presque…

Promenade dans le nord-Alsace, 7°, lors qu’on a nettement basculé dans la seconde moitié d’avril. Bon, on s’en fiche complètement bien sûr ; c’est que je vis qu’il était fait mention, dans le blog Alluvions, de l’« année sans été », 1816, dont il fut question ici.

Ivar Johnsson, 1930 - Capture d'écran

C'était il y a plus de deux cents ans, là, pour le compte. Cette année-là était la première après le tourbillon Révolution – Napoléon.

Pour ce qui est de ce dernier : il envoie en 1801 une expédition en Haïti pour en chasser Toussaint Louverture qui y a promulgué une constitution autonomiste. Pour faire vite, Toussaint Louverture est certes arrêté en 1802 (de manière malhonnête), mais les troupes françaises finissent par être battues et l’ancienne colonie proclame son indépendance le 1er janvier 1804.
L'île entre alors dans une période troublée et violente, avec notamment scission en deux parties du territoire. Du côté français, Charles X finit par reconnaître l’indépendance de Haïti mais contre paiement d’une très forte indemnité (qui sera un peu réduite par Louis-Philippe), en 1825.
Ça, c’était donc il y a à peu près cent ans. On en a entendu parler récemment : cette indemnité a entravé bien sûr le développement de l’État, à quoi se sont ajoutés des développement historiques particulièrement néfastes…


Ce que devient ensuite Toussaint Louverture est évoqué par André Beucler, dans un livre réédité récemment par La Clé à molette ((ré)éditeur aussi de trois livres d’André Dhôtel…), Vallée du Doubs, un ouvrage, on l’aura compris, faisant référence à un endroit où l’on s’est promené il n’y a pas si longtemps.
Là, au fort de Joux plus précisément, Toussaint Louverture « mourut de froid en prison » quelques mois avant la proclamation d’indépendance de Haïti.

Mais d’André Beucler, il est question sur un autre site en lien de ce petit blog : Ent’revues, avec un article d’Anthony Dufraisse qui (re)donne envie de le lire, et évoque l’association de ses amis et leur cahier, intitulé Plaisirs.
On y rappelle dès l’abord que Gueule d’amour (le roman) date de 1926. Il y a presque cent ans. Et les débuts littéraires de Beucler : entre 1923 et 1925 ; voyez-vous ça.


Puisqu’il faisait (relativement) froid à Strasbourg où j’étais allé rendre des livres, je ne suis guère sorti de la BNU où il y avait une belle exposition : « Élégance et modernité – L’illustration au temps de l’art déco ».



Elle est organisée à partir de l’exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de… 1925 à Paris.
Et elle-même, pourrait-on dire, autour des… plaisirs. Plaisirs de retrouver de formidables illustrateurs (tant qu’on en a encore le droit – ils sont un peu coquins parfois) comme George Barbier, Georges Lepape…

George Barbier - Capture d'écran


Manquerait-il la Suède, là-dedans ? Mais la Suède avait précisément un pavillon, fort remarqué, à cette exposition où s’est distingué comme jamais un modèle naissant, unissant en l’occurrence une certaine vision politique égalitaire, subséquemment (?) un art épuré, le tout magnifié, nous explique (je crois en tout cas que c’est lui l’auteur de l’article auquel je pense) Georges Le Fèvre (que de George(s) décidément!) : par le goût du XVIIIème siècle français. « [Le] caractère du style suédois moderne […], par conséquent – mais très schématiquement – est le composé d’un élément national et rustique, de l’harmonie classique héritée delà culture suédo-française du XVIIIe siècle, et d’un rationalisme industriel moderne. »
Suit l’évocation d’une pléthore d’artistes suédois de l’époque, dont Ivar Johnsson.
C'est dans la revue L’art vivant, en 1925 donc.



On y reviendra.


Nils Blanchard


Et puis… Vers le 17 avril, visite à Paris du secrétaire d’État américain notamment, reçu par Français, Allemands et… Anglais. Une observatrice ukrainienne, Oxana Melnychuk (sur France info) manie bien la langue française et, alors qu’on lui demande si elle pense que c’est un aveu d’échec des Américains (qui avaient voulu considérer que les pays européens étaient négligeables), elle répond : « On ne peut pas utiliser le mot échec” ; disons : “reconnaissance de difficulté”. »
Reste à espérer qu’elle ait raison ; que certains dirigeants américains ne soient pas engagés dans une telle spirale d’imbécilité qu’ils ne se rendent plus compte de grand-chose.

Mémorial de la Shoah, avec l’Institut suédois (du fait du réalisateur, Magnus Gertten) : projection du film Nelly et Nadine, sur deux déportées politiques ayant survécu au camp de Ravensbrück, libéré le 30 avril 1945.

jeudi 17 avril 2025

Blogs en lien, vagues questions de traduction

Un jour après l’autre, sur des sujets différents, sont parus deux articles, sur deux blogs que je suis (et qui sont en lien, etc., à droite de l’écran, etc., pas si on est en mode « smartphone, là ça ne marche pas, etc.) régulièrement, l’un en français, Alluvions, l’autre en suédois, Bernur… deux articles, donc, où apparaît T. S. Eliot.

NB

 
Bon, mais alors ici, ça va devenir comme une tradition de l’évoquer en avril (index, à droite de l’écran, etc.) « April is the cruellest month »… Ça, c’est fait.

L'article de Patrick Bléron (Alluvions) du 3 avril s’intitule « Eloge de la poussière ». Il commence de la sorte : « Il semble que les motifs apparaissent de deux façons très différentes. Le plus souvent ils s'imposent, ils surgissent avec une sorte d'évidence. »
À partir de là, on passe, entre autres, de la revue dadaïste Littérature à Rodez, à Pierre Soulages, en passant par Christian Bobin… Et : « le même mois d'octobre 1922 [où parut un numéro de Littérature] (…), T.S. Eliot écrivait dans The Waste Land les vers suivants :

Et je te montrerai quelque chose qui n’est
Ni ton ombre le matin marchant derrière toi
Ni ton ombre le soir venue à ta rencontre ;
Je te montrerai ta peur dans une poignée de poussière. »

Patrick Bléron précise qu’il s’agit de la traduction de Pierre Vinclair sur le site de Florence Trocmé, Poezibao (devenu Poesibao…)

Je regarde mon édition, celle de la traduction de Pierre Leyris. Les différences sont minimes :

« Et je te montrerai quelque chose qui n’est
Ni ton ombre au matin marchant derrière toi,
Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre ;
Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière. »

Pour l’infime différence au matin plutôt que le matin ; j’aurais tendance à donner raison à Pierre Vinclair : Eliot écrit at morning et at evening ». Mais la versification fonctionne mieux avec le « au matin » de Pierre Leyris… Par contre, venue / surgie ; Eliot écrit rising to meet you. C’est plus surgie, non ? Et quant à traduire fear par effroi ou peur…
On va dire, donc, match nul. En fait, bien sûr, ce qui précède n’a guère d’importance ; on sait que les traducteurs, pour donner une substance à leur production, jonglent entre trahison, tradition, traduction bien sûr…

NB

Le lendemain 4 avril, Bernur parle d’un livre de traductions des poèmes de T. S. Eliot entre 1915 et 1945 (Modernista), traductions anciennes (parmi elles, de Karin Boye) et plus récentes.
Björn Kohlström commence par remarquer que T. S. Eliot est quelque peu oublié ; il nuance : « Låt gå för att han inte är helt bortglömd, men nog får man säga att han är underskattad. »
(« Concédons au moins qu’il n’est pas complètement oublié, mais il faut bien dire qu’il est sous-estimé. »)
Là – peut-être me voyait-on venir : Pierre Leyris, Christian Bobin… – des auteurs à la page, souvent, parlant d’André Dhôtel, se pressent de le définir comme un écrivain qui n’est plus lu, qui mériterait de, etc. Membre actif de l’association de ses amis, je n’en suis plus bien sûr au stade de la vexation face à de telles introductions… Néanmoins, combien y a-t-il eu de rééditions de Dhôtel mettons ces vingt dernières années ? (Sans compter celles à l’actif précisément de cette association de ces amis…) Vingt, trente ? Plus ? Ce n’est pas complètement rien.

Bon, mais Bernur ne manque pas de comparer les différentes traductions (suédoises) de T. S. Eliot. Et comme répondant à cette interrogation sur la postérité des auteurs :

« (...) och jag kan gott föreställa mig Boye sitta där och mysa över rader som dessa: ”Vad kan slå rot, och vilka grenar växer / ur grus och bråte? Du människobarn, / vad vill du svara eller gissa – allt du känner / är bilder, splittrade under solens tyngd”.

Till viss del är Eliot helt förankrad i sin tid, men även helt tidlös. »

(Je remets la citation anglaise originale.) « (…) Et j’imagine bien Boye dans son coin et faisant son miel de lignes telles que celles-ci [quelques vers avant les précédents cités en ce billet] : What are the roots that clutch, what branches grow / Out of this stony rubbish ? Son of man, / You cannot say, or guess, for you know only / A heap of broken images, where the sun beats,

Par certains aspects, Eliot est totalement dans son époque, mais il est aussi tout à fait hors du temps. »

NB


Allez, la traduction de Pierre Leyris : « Quelles racines s’agrippent, quelles branches croissent / Parmi ces rocailleux débris ? Ô fils de l’homme, / Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant / Qu’un amas d’images brisées sur lesquelles frappe le soleil : ».


Nils Blanchard

samedi 12 avril 2025

De l’amitié – Montaigne

Pour des raisons plus ou moins sérieuses, plus ou moins éloignées de ma petite personne – ajoutez à cela en assaisonnement telle ou telle parution – j’ai un peu réfléchi ces derniers temps à l’amitié. Et, partant – mais est-ce vraiment son corollaire ? – à l’inimitié.
(Ce, indépendamment – quoique… – en grande partie de thématiques qui me sont plus familières : guerre, adversité...)

Hilma af Klint, 1915 - Wikipedia


Questions en vrac, liées à telle ou telle discussion, pensée récentes :

- Un ami peut-il devenir ennemi ; et l’inverse ? N’y a-t-il pas des liens subtils entre l’amitié et l’inimitié ?
- Rompre une amitié, sans explication : n’est-ce pas foncièrement un acte d’inimitié ? Lors que l’amitié est honnêteté.
- Le début de toute amitié ne peut-elle commencer avec la paix avec soi-même ? Mais n’est-ce pas un peu du baratin, sachant qu’un enfant se forge une personnalité en profitant aussi de l’aide de mains amies. Quoique… tutorat, pédagogie, voire fraternité, ce n’est pas la même chose que l’amitié.

Mais allons voir Montaigne ; je sais qu’il a décrit l’amitié avec une certaine… exigence.
Dès le début du chapitre 28 des Essais (« De l’Amitié », édition de Bordeaux de 1595), Montaigne part de l’image d’un peintre de ses connaissances, qui place des tableaux rares au milieu de fatras disparates. Eh ! Le hasard n’avait pas complètement tort de me pousser à illustrer ce billet de tableaux de Hilma af Klint.



Bon, mais Montaigne de commencer à définir une amitié véritable, encore une fois, passablement exigeante. Il prévient : «  Il faut tant de rencontres à la bastir, que c’est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siecles. » (Il évoque là son amitié avec Etienne de La Boétie.
C'est que la véritable amitié ne saurait se confondre avec « la volupté ou le profit, le besoin publique ou privé », ni « ces quatre especes anciennes : naturelle, sociale, hospitaliere, venerienne, particulierement n’y conviennent, ny conjointement. » On le disait avant, l’amitié est autre chose que les différentes relations familiales, autre chose aussi que l’amour (ce que Montaigne appelle « l’affection envers les femmes ». Là, Montaigne est de son temps, qu’il imprègne d’Antiquité ; la « licence Grecque » est évoquée, mais ne pouvant mener à l’amitié véritable qu’accidentellement. (À noter que chez Montaigne, dans ce chapitre 28 en tout cas, l’amitié entre hommes et femmes est peu probable. Et de par le sujet principal (lui-même), il n’est pas question d’amitié entre femmes.)

Ce n’est qu’après le développement sur l’homosexualité qu’on en arrive à la célèbre tirade du chapitre :

« Au demeurant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu’accoinctances et familiaritez nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s’entretiennent. En l’amitié dequoy je parle, elles se meslent et confondent l’une en l’autre, d’un melange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoy je l’aymois, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en respondant : Par ce que c’estoit luy ; par ce que c’estoit moy. Il y a, au delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulierement, ne sçay quelle force inexplicable et fatale, mediatrice de cette union. »

L'amitié (contradiction est vie) tend d’une part vers la raison, a d’autre part quelque chose d’irrationnel ; cette « force inexplicable et fatale ».

Hilma af Klint, 1915 - Wikipedia


Elle est exclusive, par rapport aux autres relations, à d’autres amitiés éventuelles aussi. Elle est presque un projet de vie, mais de vie sage (pas particulièrement au sens moral).
L'ami de Montaigne (La Boétie pour lui) est quelqu’un en qui on peut se fier absolument. « Nos ames ont charrié si uniement ensemble, elles se sont considerées d’une si ardante affection, et de pareille affection descouvertes jusques au fin fond des entrailles l’une à l’autre, que, non seulement je connoissoy la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à luy de moy qu’à moy. Qu’on ne me mette pas en ce reng ces autres amitiez communes : j’en ay autant de connoissance qu’un autre, et des plus parfaictes de leur genre, mais je ne conseille pas qu’on confonde leurs regles : on s’y tromperoit. » De telles amitiés sont-elles facilement envisageables ?

Je rebondis là, avec prudence, sur les relations en camps de concentration. Non tant qu’on pût alors se fier à quelqu’un, mais on n’avait pas le choix d’entrer dans certaines relations. Ainsi des amitiés entre Anise Postel-Vinay, Germaine Tillon, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, d’autres encore bien sûr. Amitiés exceptionnelles.
Il s’agit là de survivantes. Elmar Krusman a-t-il connu l’amitié en camp ? C’est peu probable, de par aussi sa nationalité particulière.

Exclusive, aussi, l’amitié de Montaigne, on l’a compris, par rapport aux autres relations : « L'unique et principale amitié descoust toutes autres obligations. Le secret que j’ay juré ne deceller à nul autre, je le puis, sans parjure, communiquer à celuy qui n’est pas autre : c’est moy. C’est un assez grand miracle de se doubler ; et n’en cognoissent pas la hauteur, ceux qui parlent de se tripler. »

Hilma af klint, Buddha, 1920 - Wikipedia


Bon, mais les illustrations de la peintre suédoise Hilma af Klint tombent bien : elle était férue de théosophie.
Or ça me ramène à une amitié autrefois ratée. On en reparlera peut-être.


Nils Blanchard

lundi 7 avril 2025

Guerre, Héloïse, et poèmes inédits de Dhôtel – Citations

J'ai comparé des époques, fait souvent allusion ici aux débuts des années vingt. Et on pourrait parler des trente. Autres sujets ici, mais on en revient pourtant, étrangement, à la guerre.
Puisque l’on parlait de Céline… Mais aussi, et d’abord, lien à de récentes publications de La Route inconnue (lien de ce blog, à droite de l’écran, version ordi, pas smartphone, etc.)



 Il y a eu d’abord le dernier Cahier André Dhôtel (n° 22, La guerre, le mal, La Route inconnue, fin 2024), on a en déjà parlé ; j’y ai écrit deux textes : un long « Mars » et un plus court « La guerre dans L’Homme de la scierie », celui-ci écrit plus vite (mais mieux, sans doute – le premier a été fait en grande partie pendant le confinement ; on avait du temps dans un certain sens, mais un autre temps…) 
Bon, mais là n’est pas le propos. Le thème, néanmoins, bien sûr : la guerre.




En relisant l’introduction d’Héloïse à son recueil – paru, c’est un hasard ; est-ce un hasard ? Avez-vous dit « hasard » ? – à peu près en même temps que le cahier Dhôtel, L’Embrasement des siècles, on est frappé, immédiatement, par le thème sous-jacent de la guerre.
Les cinq premières lignes :

« Je m’appelle Héloïse.
Ça veut dire Bois robuste.
J'ai survécu au feu.
Électrosensible, je vis en exil,
Prisonnière à ciel ouvert (…) »

Robustesse, survivance, exil, prison (ou camp)…

Quelques lignes plus loin, une citation de Théophile de Viau : « Il faudra qu’on me laisse vivre / Après m’avoir fait tant mourir. »

Quelques lignes après, un poème d’André Dhôtel.



Il s’agit là d’un texte cité çà et là dans le Le soleil du désert (Gallimard, 1973) :

« Tu suivras la musaraigne
jusqu’à la lisière des pins.
Tu suivras le faucon
jusqu’aux confins du désert.

Enfant perdue tu retrouveras
la vie dans les lieux sans vie,
l'amour sur la terre sans amour,
et sûrement le paradis
plus loin que la lumière sauvage. »


Et voilà que vient de paraître le soixante-huitième bulletin de la Route inconnue. Il est consacré en partie aux 70 ans du Pays où l’on n’arrive jamais (où l’intrigue se noue du fait de la guerre ; le personnage d’Hélène étant adoptée lors qu’on croit – à tort – sa mère morte ou mourante pendant l’Exode).
Là, Roland Frankart a aussi tiré des archives de Charleville trois poèmes inédits de Dhôtel. Le troisième :

« Graffitis imaginaires (Grèce)

Je suis un mauvais poète
indigne de Pindare.
On m’a mis au dernier rang
à la procession des Panathénées.
Jamais on ne me choisira
pour les concours olympiques.
J'aime le ciel bleu
mais le ciel bleu n’est pas à la mode.
Mortel et déjà mort sans doute,
ombre d’avant les ombres,
mais le plus merveilleux
c'est que n’étant rien, mais rien,
les convenances obligent
encore à être discret
par simple amour de la loi d’or
des naissances promises.
Gens du futur, je bois un peu
d'hydromel ou de vin
et je n’aime pas du tout
le service militaire. »

Eva Blanchard (détail)

Céline là-dedans me direz-vous (outre les titre et thème du roman retrouvé) ?
On en reparlera, mais allez, un aperçu ; les premières lignes (Gallimard, 2022) :

« Pas tout à fait. J’ai bien dû rester là encore une partie de la nuit suivante. Toute l’oreille à gauche était collée par terre avec du sang, la bouche aussi. Entre les deux y avait un bruit immense. J’ai dormi dans ce bruit et puis il a plu, de pluie bien serrée. »

Eh, mais j’oubliais ; dans l’introduction d’Héloïse Combes, entre Viau et Dhôtel, cette citation d’Alejandra Pizarnik :

« J'ai enduré des jours de bête.
Le vent et la pluie m’effacèrent
comme un feu, comme un poème
écrit sur un mur. »


Nils Blanchard


Ajout. Étiquettes du dernier billet: Karlshamn, Suède, Paris.

mercredi 2 avril 2025

Deux éditions / Le contemporain capital

On a vu que paraîtra bientôt en Suède – et on en reparlera peut-être – une nouvelle édition des Liaisons dangereuses. D’autres époques et styles, l’été dernier (il faut que je me dépêche, on est déjà au printemps…) ont paru les traductions de Guerre de Céline et de La Porte étroite de Gide.



Ces deux-là ont des liens. Céline (1894-1961), pour certains, dispute à Gide (1869-1951) la renommée de « contemporain capital » (expression d’André Rouveyre).
Les deux hommes, aussi, ont fait leur voyage (sans complaisance) en Russie, à l’été 1936 pour Gide, septembre 1936 pour Céline ; à quelques jours près, ils auraient pu s'y croiser. On reviendra peut-être là-dessus aussi.

Puisqu’il est question de Russie, Bernur (Björn Kohlström) de remarquer sur son blog le 20 août (2024) :

« I maj 2022 utkom en av dem, Krig, strax efter invasionen i Ukraina, och den har nu översatts av Kristoffer Leandoer, som i förordet drar paralleller till krigsutbrottet i Ukraina. I synnerhet eftersom kriget där förs med metoder som vore de hämtade från det första världskrig som Céline skrev om, drygt hundra år bakåt i tiden. »

« En mai 2022 est sorti l’un d’eux [des inédits retrouvés de Céline], Guerre, juste après l’invasion de l’Ukraine, et il est maintenant traduit par Kristoffer Leandoer, qui dans son avant-propos, dresse des parallèles avec le déclenchement de la guerre en Ukraine. Cela, particulièrement du fait que ce conflit emprunte certaines méthodes de la Première Guerre, sur laquelle Céline a écrit, et qui eut lieu largement un siècle avant. »

Jean-Gabriel Daragnès (ami de Céline), croquis, Paris – Capture d’écran


Dans son billet, Bernur dresse des parallèles inattendus :

« Det här är en roman som är grov i både språk och innehåll. När jag läser den förstår jag precis vad det var som grep tag i mig när jag läste honom förr: en besynnerlig energi uppstår när de moraliska trösklarna har slipats ned. Han har också en humor som ler lika sinistert som Chesirekatten i Alice i Underlandet: när du uppfattar leendet har det upplösts i sitt eget mörker.
(...) [Comparaison à Michel Houellebecq…] Céline är helt enkelt mer konsekvent i sina fördomar, sin misogyni och misantropi. Du kanske undrar: varför ska jag läsa en sådan författare, när världen ser ut som den gör? Det är väl snarare så att det är just för att världen ser ut så här – ond, egoistisk, krigisk – som det finns anledning att läsa författare som inte förnekar detta, som i stället ser vår värld rakt i ögonen och förmedlar dess budskap till oss. »

« On a là un roman brut, dans sa langue comme dans son histoire. En le lisant, je comprends précisément ce qui m’avait saisi quand j’avais lu Céline autrefois : une énergie particulière surgit à partir du moment où les limites morales se sont effacées. Puis il a un humour qui rend un sourire aussi sinistre que celui du chat du Cheshire dans Alice au pays des merveilles : au moment où tu le vois, il s’est dissous dans sa propre obscurité.
(...) [Comparaison à Michel Houellebecq…] Céline est simplement plus cohérent dans ses préjugés, sa misogynie et sa misanthropie. Alors, tu te demandes peut-être : pourquoi lire un tel auteur, lors que le monde est ce qu’il est ? Et c’est précisément parce que le monde est comme il est – mauvais, égoïste, belliqueux – qu’il y a des raisons de lire des auteurs qui ne sont pas dans le déni, qui au contraire le regardent droit dans les yeux et nous transmettent son message. »

Jean-Gabriel Daragnès (ami de Céline), croquis – Capture d’écran


Pour ce qui est de Gide, il s’agit d’une vieille traduction de 1920 (un siècle, décidément) de Harald Heyman, de La Porte étroite, roman qui date lui-même de 1909. Bernur évoque sa réédition dans un billet du 27 août (2024), et le présente d’emblée comme un chef-d’œuvre.
Là encore, parallèles singuliers :

« Att läsa Gide är nästan lika omtumlande som att läsa Virginia Woolf eller William Faulkner. Åtminstone i den här relativt korta romanen, som behåller sin koncentration på den lycksaligt olyckliga kärleken.
(...) Erik Bergqvist [uppehåller sig] vid Gides åtskillnad mellan den vi är och den vi utger oss vara, och att det är där hans estetik finner sin laddning. »

« Lire Gide est presque aussi bouleversant que lire Virginia Woolf ou William Faulkner. Tout au moins dans ce relativement court roman, qui se focalise sur les jours heureux de l’amour malheureux.
Erik Berqvist [préfacier] d’insister sur la distinction faite par Gide entre ce que nous sommes et ce que nous passons pour être, et que c’est là que son esthétique puise sa force. »

Jean-Gabriel Daragnès (ami de Céline), Présence de Paris, 1937 – Capture d’écran

Bizarrement, j’ai acheté mon exemplaire de La Porte étroite (en français) chez un bouquiniste de Karlshamn, alors que je n’achète quasiment jamais de livres français en Suède, bien logiquement du reste.
Dedans, il y avait une publicité de 1959, de je ne sais quelle revue suédoise, pour des publications francophones à venir. Je m’étais dit que j’en ferais mon miel, mais je l’ai évidemment égarée.
On en reparlera peut-être, si je la retrouve…


Nils Blanchard


Et puis. Poutine n’a sans doute pas l’humour du chat du Cheshire, mais il ne manque pas complètement de drôlerie – noire – quand il s’inquiète de la démocratie en France à propos de la condamnation (du 31 mars) de Mme Le Pen, et prend donc la défense (lui est-elle demandée?) de l’extrême droite française.
À noter que le même jour, le gouvernement suédois (soutenu par l’extrême droite locale), d’annoncer le versement d’un milliard et demi d’euros d’aide à l’effort de guerre ukrainien. Ces deux extrême droites, apparemment, ne sont pas du même bord. 
Tidö, etc.

Milicien et cétoine / Plafond d'une église / Plastique

Je n’ai pas respecté mon engagement pris – toute règle a ses exceptions ; puis on ne va pas non plus se laisser emmerder…– il y a deux ans d...