Philippe Jaccottet, Jean Follain, se sont étonnés qu’André Dhôtel n’ait pas intégré la notion de mal dans ses œuvres.
Roelandt Savery, Bouquet de fleurs, Palais des Beaux-Arts de Lille
Les insectes représentés ont une signification symbolique. La légèreté du papillon
renvoie à l’âme et sa métamorphose à l’immortalité. La mouche, par son agitation
stérile, a une connotation négative. Opposée au papillon, elle participe à la
représentation de la lutte entre le bien et le mal.
Et voilà que dans le Monde des livres du 2 septembre dernier, je lis
cet extrait du Magicien, de Colm Toibin, traduit par Anna
Gibson, roman biographique sur Thomas Mann (page 463) :
« [Thomas] comprit que si seulement il pouvait rassembler
le courage nécessaire, il lui faudrait accueillir le mal dans un livre,
ouvrir la porte à l’obscurité qui était là, hors de sa propre sphère de
compréhension. »
Le mal… Et qu’est-ce ?
Elmar Krusman, Maurice Vissà, ont dû le voir. Mais quelque soient
nos efforts, on ne peut s’approcher suffisamment d’eux
pour comprendre ce qu’ils ont vu.
Est-il si absent chez Dhôtel ?
J’ai relu récemment une nouvelle de Dhôtel pour peaufiner un article
à paraître dans un prochain Cahier André Dhôtel...
Il s’agit d’« Irrésistibles appâts », publiée initialement dans
Le Rimbaldien, à Charleville-Mézières en juin-juillet 1947.
Il y a une mare, à Jonval, un village quelque part dans le Dhôtelland
– dans la Saumaie, vraisemblablement, d’après Roland Frankart –,
où aucun poisson n’a jamais nagé. Et voilà qu’un dimanche, on y
voit arriver « une auto modeste », dont il descend « un homme, dont
le nez portait des lunettes bleues ». Bref. L’homme se met à
pêcher dans la mare, fumant de çà et là, devant le village qui peu à
peu se regroupe autour de lui. Il ne parle pas, ne répond pas quand
on lui adresse la parole, même quand on l’informe qu’il n’a aucune
chance de pêcher quoi que ce soit. Mais l’homme appâte soudain
ostensiblement avec une mixture à lui, et se met à tirer des poissons
de la flache.
Puis il range son matériel et fait mine de repartir. C’est alors
qu’on l’aborde à nouveau pour s’informer sur son appât
miraculeux. L’homme répond, cette fois, « d’un ton très
courtois », montre des tubes, les vend. Tous, bien sûr…
Puis il s’en va et ne reviendra jamais.
Quelques heures plus tard, « une livre » de poissons ventre à l’air
à la surface de la mare révèle la supercherie ; ils avaient été mis là
en attente de la pêche miraculeuse…
Cet homme très ordinaire – au départ, un simple pêcheur –, semble
extraordinaire précisément dans cette posture ordinaire (un peu
de cette « banalité du mal » évoquée par Hannah Arendt?)
Bon… On me dira, je pousse un peu fort, pour quelques
poissons morts, quelques tubes de poudre de perlimpinpin vendus…
Et finalement, la farce est amusante. Mais la posture du bonhomme
a quelque chose d’inquiétant : ce silence, qu’il oppose d’abord
aux remarques qu’on lui fait. Le refus, d’emblée, du verbe…
« Dans la vraie vie », comme disent les gens qui s’imaginent que
les autres vivent dans une fausse, il y a aussi l’usage… orwellien
de la langue. Thomas Nydahl (Son blog), le 23 mai dernier :
« Begreppsförvirring är ett av flera tecken på hur det politiska språket utarmar
och förstör vårt tänkande.Varje upprepad lögn blir så småningom
till en sanning - eller till en halvsanning som äter sig in i
våra medvetanden. Svart blir vitt, ljust blir mörkt enligt de normer
för ett nyspråk som både George Orwell och Victor Klemperer
så förtjänstfullt utrett och analyserat. »
« La confusion des notions est un des multiples moyens du
langage politique pour appauvrir, détruire notre pensée.
Chaque mensonge répété se mue peu à peu en vérité, ou tout au
moins en demi-vérité qui pénètre dans notre conscience. Le
noir devient blanc, le clair devient sombre selon ces normes
de langue nouvelle que George Orwell autant que Victor Klemperer
ont si bien expliquées et analysées. »
C’est aussi S. Fischer qui a publié Das Land, in dem man nie ankommt.
Pour en revenir à Thomas Mann, dans la Montagne magique, il y a,
notamment au début du roman, ces langues comme en parallèle, et se
comprenant mal, celles de ceux « d’en haut » (les pensionnaires de
la clinique où l’on (tente de) les soigner de la tuberculose), ceux
d'en bas, autrement dit du monde ordinaire. Les uns et les autres –
je ne parle pas de la tuberculose elle-même – ne sont pas maléfiques
(le lieu de rencontre, la montagne, est cependant quelque
peu ensorcelée ; c’est le titre : Der Zauberberg), mais leur
aventure (du moins celle du personnage principal Hans Castorp) va se
terminer dans les brumes de la Première Guerre mondiale.
Quant à d’autres Thomas… On y reviendra bien sûr.
Nils Blanchard
P.-S. : ouverture, le 23 septembre dernier, d’une nouvelle exposition
au Musée de la marine de Stockholm (Sjöhistoriska) : « Flykten
från Baltikum » / « La fuite du Baltikum ».
(Le "Baltikum" désignait ce fumeux projet d'une sorte d'État vassal
de l'Empire allemand, déjà du temps du Deuxième Empire, repris
vaguement pas les nazis, qui aurait regroupé les pays baltes
notamment...)
Je tâcherai d'y aller assez vite...
P.-S. 2 : Alluvions, blog en lien; ma petite rivière et ses boues de
connaissances sont hasardement çà et là presque (il ne faut rien
exagérer) synchrones. Aussi son avant-dernier article s'ouvrait-il sur
Jaccottet, comme celui-ci. Le dernier commençait par parler
d'"Antoine Emaz, qui vivait à Angers".
Moi, Angers, j'en reviens de temps en temps; cf. le billet "Le jeu
de Kim" (qui n'a pas eu l'air d'intéresser grand-monde...)
NB
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