dimanche 5 juin 2022

Rapprochements

 Des amis m’ont récemment envoyé le n° 42 de Regards sur l’histoire, la Revue de la société d’Histoire et d’Archéologie de Reichshoffen et Environ, à laquelle ils ont participé.


  Étrangement, alors que j’ai un peu évoqué ici des camps annexes 

(au KL Natzweiler) à proximité de mines (Haslach, Schwindratzheim), on voit 

qu’un des articles de la revue porte précisément sur les mines, des deux 

côtés du Rhin, mais à une tout autre époque.


Une tout autre époque…

Je n’ai eu le temps de lire de cette revue, pour l’instant, que l’éditorial de Daniel

Fischer. J’en cite le début :


« A peste, fame et bello, libera nos, Domine !

Après deux années de crise sanitaire, voilà que la guerre refait son apparition

 en Europe. Il ne manque donc plus que la famine – que le réchauffement 

climatique et la montée des prix de l’alimentation pourraient 

bien occasionner – pour que le début de cette décennie 2020 ressemble 

aux XIVe et XVe siècles.

S’il est toujours hasardeux de comparer différentes époques historiques (…) »


 « Hasardeux », évidemment. Je m’y suis néanmoins risqué de mon côté, 

dans Elmar KrusmanJ’évoquais le besoin de communiquer 

l’incommunicable des déportés survivants (je résume beaucoup…) :


 « Derrière le refoulement, cependant, le traumatisme était là. Et qu'en faire ; 

quelle place a-t-il dans notre société ? Je me risquerai à une 

comparaison qui m'est venue, en travaillant à cette étude : avec le 

milieu du XIVe siècle. Les gens confrontés à la mort de manière anormale 

(violences de la guerre – de Cent Ans –, famines, épidémies – peste 

noire – trois fléaux que l'on retrouve au cœur des camps) avaient

dû s'endurcir, et leurs descendants après eux. Mais ce refoulement 

avait laissé place à d'innombrables œuvres artistiques, les 

danses macabres par exemple... Et l'on retrouve cela dans 

l'évocation de rêves nocturnes, chez Michel Ribon, visités par

les morts [Le passage à niveau, La Pensée Universelle, 1972 page 24]:


« Vos corps, vos visages, uniformisés par votre longue descente vers la 

mort, sont creusés par l'érosion du sens de ce qu'alors vous vouliez 

dire […] Même de vos lèvres légèrement retroussées sur des mâchoires 

déjà scellées, ne s'échappent que les mots d'un langage inaudible.

Parfois, vous dansez, seuls, ou en cortèges, le ballet de la claudication et 

des dissonances. » »


Tableau (détail) de Bernt Notke, aujourd'hui à Tallinn



Le Septième Sceau, film d'Ingmar Bergman


On sait qu’il convient d’être d’autant plus précautionneux quand on touche à 

l’histoire concentrationnaire. On connaît les tendances parfois 

fondamentalement ignobles de certaines personnes à vouloir 

assimiler à toute force cette histoire-là à d’autres.


Mais pour ce qui est des « rapprochements » de thèmes, de lieux, 

je ne peux m’empêcher d’évoquer ici à nouveau Michel Lamart, et 

son Chaudron fêlé. Voici ce qu’on y lit (page 29, neuvième paragraphe) :


« D’après le mythe, Wotan fut pendu neuf jours et neuf nuits au frêne Yggdrasil. 

Il découvrit alors les caractères de l’écriture sacrée appelée runes, la sagesse 

et les sciences secrètes. D’où l’usage très archaïque de pendre les 

condamnés (pratique sacrée). La découverte du verbe, fût-il sacré, passe 

par l’expérience d’une mort – celle de la parole. »


Je ne suis pas très sûr que sagesse et « sciences secrètes » fassent 

bon ménage, mais c’est un autre sujet. Nous voici dans la mythologie 

nordique. Wotan, c’est Odin ; Yggdrasil, l’arbre monde aux trois racines…


J’en reviens à Michel Ribon. Dans mon livre, il est expliqué (pages 94-95) 

qu’Elmar Krusman, au camp de Bisingen, était intégré, assimilé aux 

Estoniens :


« Les Estoniens avaient dû constituer un groupe important au camp. 

[Un article évoque 350 Estoniens sur les 1500 arrivés en octobre 1944 

à Bisingen ; la liste d'une autre publication […] comporte, elle, 

293 noms (sans E. Krusman, suédois sur le registre d'inscription 

du camp). Ils étaient en fait 306 d'après C. Glauning qui se base

sur le registre du K.L. Natzweiler.]

Au-delà de la nationalité, de la solidarité de groupe, de clan, il y a la 

proximité culturelle. À propos de Schömberg, Michel Ribon note 

[Le passage à niveau, La Pensée Universelle, 1972, pages 112 et 195] :


 « Chaque block regroupait, à quelques unités près, une communauté 

nationale ; sur le parvis des blocks et à leur pied, les rassemblements 

d'hommes se transformaient en rassemblements de mots [...]

Je découvrais que le premier artisanat de l'Homme qui le lie au Monde 

est : Parler. »


Elmar Krusman n'a pas dû beaucoup parler suédois dans les camps. »



Nils Blanchard



P.-S. Le 30 mai dernier, Boris Pahor, l’auteur de Pèlerin parmi les ombres, entre 

autres – Le jardin des plantes, qui est précisément un des livres dans lesquels

je suis en ce moment –, est mort à l’âge de 108 ans.

Il avait été déporté notamment au KL Natzweiler, et, Slovène de Trieste, 

devenue italienne, il avait quelque chose qui le rapprochait peut-être de ces 

minorités que j’évoque en ce blog…

Il était né dans l’Empire austro-hongrois, avant la (première) guerre…

On y reviendra.


Argoul évoque hier Elmar Krusman. (Et je reparlerai d’Argoul, à propos

de la Russie, assez vite…)




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