jeudi 14 avril 2022

Que voit-on ? (Lectures)

J'ai évoqué les « métamorphoses » de la propagande, au précédent billet. Hésité à mettre Kafka dans les « étiquettes ». Mes lectures en effet, en ce moment, tournent autour de lui. Autour, aussi, d’une auteure dont j’ai beaucoup aimé il y a quelques années En debutants dagbok (Le journal d’une débutante) : Wera von Essen.

Illustration de Sanja Särman

En l’occurrence, j’ai lu ces derniers jours Svar till D (Réponse à D) de 2021 (éditions Polaris).
(Au passage, la traduction en français du titre de ce livre passablement mystique pourrait donner D pour Dieu… Ça ne marche pas en suédois…)
Un lien entre Kafka, Wera von Essen ? Les Suédois d’Estonie ? (Outre que Wera von Essen est issue, si j’ai bien compris, d’une famille germano-balte…) Je ne crois pas.

On peut imaginer évidemment que le destin concentrationnaire d’Elmar Krusman ait eu quelque chose de kafkaïen.
Cette rencontre avec cette femme employée à la mairie de Bisingen – témoin qui est appelée K, dans mon livre (pages 88-92, 133-137)… comme le personnage principal du Château, mais c’est un hasard complet –, dans des pièces chauffées (en plein hiver), lui qui venait d’un univers vraisemblablement très froid... Ehrmanntraut, la brute SS dont on a déjà parlé, l’accompagnait quand il a été mené dans un bâtiment de la mairie pour rencontrer l’employée pour lui coudre un vêtement (E. Krusman était tailleur). Que lui avait dit Ehrmanntraut ? « Tu feras ce qu’elle voudras » ?


(Dans Le Château, K se retrouve au début du roman dans le froid et la neige, affaibli, on ne sait trop pourquoi, obligé de demander l’hospitalité à des villageois pas particulièrement avenants…)

Quant à K et Elmar Krusman, c’est un peu l’inverse de saint Martin donnant une partie de son manteau à un pauvre. C’est au contraire le pauvre, misérable au point qu’on essayât de lui ôter toute humanité, qui a cousu un manteau pour la femme de l’« autre monde ».

Elle s’en est souvenu, près de cinquante ans plus tard, un peu par hasard ; elle a dit à l’historienne Christine Glauning qui venait l’interroger (mon livre, pages 138-139) :

« Et là, il m’a demandé, je veux parler d’Ehrmanntraut, si j’avais quelque chose à coudre, il m’a dit qu’ils avaient un si bon tailleur, dans le camp. A cette époque- là, on n’avait pas vraiment de gros moyens, pendant la guerre, alors j’ai dit que oui, j’avais bien quelque chose à coudre. Et puis après, il est arrivé avec le tailleur, enfin le prisonnier, il est venu à la mairie. Il a pris mes mesures. »

(...) 

« Et ensuite il me l’a fait essayer, c’était un suédois, ça je m’en souviens encore. Alors qu’il me faisait essayer le vêtement, il était tout tremblant et mal assuré. Et peu de temps après, j’ai appris qu’il était mort. »

Château de Hohenzollern, vu de l’ancien camp de Bisingen. NB

Wera von essen, dans Svar till D se demande (pages 29-30) :

« En gång talade vi om spjutet i hjärtat (…) han märkte inte till att det fanns en tillvändhet i mitt sovrum, han tog av sig sin tröja så att det hamnade på mitt altare, han såg ingenting, vi såg ingenting, jag undrade om vi skulle börja se varandra så småningom (…) »

« Une fois, on a parlé de la lance dans le cœur (…) il n’avait pas remarqué qu’il y avait ce centre d’intérêt dans ma chambre, il retira son pull qui atterrit sur mon autel, il ne voyait rien, nous ne voyions rien, je me demandais si nous allions commencer à nous voir, petit à petit (…) »

Le Bernin, l’Extase de sainte Thérèse, Rome

Qu’est-ce que l’employée de mairie a vu du déporté ? Qu’est-ce qu’Elmar Krusman a vu d’elle ? Leurs regards se sont-ils seulement croisés ?
(Ils avaient le même âge.)


Nils Blanchard


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