Il se trouve – c’est un hasard – que je travaille et vis présentement en Alsace. Il se trouve qu’Alfred Kern (1919-2001), auteur du Bonheur fragile, était alsacien.
Mais ce n’est pas par le biais régional que j’ai connu les livres de l’auteur du Clown, du Jardin perdu, c’est parce qu’il avait noué, au tournant des années 40 et 50, une solide amitié avec André Dhôtel. Tous deux avaient activement participé aux aventures des revues 84 et aussi Les Saisons. C’est un peu une autre histoire. C’est pourtant peut-être vers cette époque qu’Alfred Kern avait rencontré un autre ami d’André Dhôtel, alsacien lui aussi, le peintre, illustrateur et journaliste Camille Claus.
Lui a une riche actualité, liée à son centenaire, intéressante (expositions ici et là en Alsace, actuelles, passées ou à venir) bien qu’un peu retardée par la crise sanitaire.
Là, c’est indirectement que je veux en parler un peu. En effet, au début du Bonheur fragile (prix Renaudot 1960), dédié à Camille Claus, Alfred Kern emprunte en partie la vie de son ami pour en attribuer des pans à son personnage principal (et narrateur), Paul Bachère.
Or au début du roman, Paul Bachère rentre, au milieu d’une colonne de militaires allemands, d’Isdriza. Et Isdriza, on peut le deviner, c’est en Courlande (Lettonie), près de la Baltique, où Camille Claus est passé.
Puis, il est fait prisonnier au camp (soviétique) de Tambov, où se sont retrouvés beaucoup de prisonniers alsaciens incorporés de force. De là, Camille Claus ne revient qu’en décembre 1945, épreuve qui le marque à vie, qui marque aussi son art : « Les hommes de 1939 m’avaient arraché à ma réalité pour me plonger dans la leur. Depuis, je tente de recréer la mienne », a-t-il expliqué.
(Extrait d’Essais d’autobiographie, cité dans le livret de présentation de l’exposition au Pôle culturel de Drusenheim (printemps 2022).)
De la Baltique, dans le roman (les soixante premières pages ; le reste du livre concernant principalement le milieu littéraire, artistique fréquenté après-guerre par Kern comme Claus), en a ramené une image – une obsession ? –
« Je ne suis pas revenu d’Idriza. Le gel avait enlevé aux sons toute épaisseur. »
Il se trouve qu’un des derniers rescapés alsaciens du Tambov (un des derniers en deux sens du terme : il le quitta très tard, et est décédé récemment, en 2018), est passé lui aussi par les rivages de la Baltique, et de rivages qui l’ont rapproché singulièrement des parages d’Elmar Krusman. Il a en effet été en poste entre l’automne 1943 et le printemps 1944 sur l’île d’Odensholm. Il y est resté plusieurs mois, sans avoir su apparemment que la population qui y vivait avant-guerre était suédophone.
On reparlera de tout ça...
Et en lien à mon livre, son illustration de couverture, on trouve cette citation sur le site du peintre Roger Dale, de… Camille Claus :
« Le regard de Roger Dale est d'une rectitude absolue. Il fixe, avec la concentration physique et philosophique du tireur à l'arc zen, le réel. Il ne fixe que cela – ce qui est tout. La main de Roger Dale ne tremble pas, ne dévie pas, ne trahit pas : elle obéit. Avec une science remarquable, elle se soumet en se conformant à la sensation que l'œil enregistre et transmet au cerveau. Et voilà que ce point – et seulement lui, car tout ce qui est autour reste flou – cette portion de l'espace, déterminée avec précision, apparaît là, sur la toile. Un verre, une bouteille, le visage du peintre ou celui d'un ami (qu'importe le sujet, seule compte la peinture !) Sans la moindre concession ou indécision, la portion de réel captée n'est pas une reconstitution, ni un document photographique, ni de l'hyperréalisme, ni de l'expressionnisme, ni de l'idéalisme, ni du surréalisme, ni de l'académisme, ni du romantisme.
La peinture de Roger Dale est celle d'un moraliste. Dans notre monde où règne le factice, la dérision et le doute, c'est quelque chose de nouveau et de très fort. »
(Site du peintre Roger Dale: www.roger-dale.com)
Nils Blanchard
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